Chroniques

Le livre électronique

Cher auditeur de Campus FM, tu ne le vois pas, mais j’ai entre mes mains un objet de plaisir, précieux, volumineux, au divertissement essentiel, se laissant avaler dans un gourmand abandon lorsqu’il est mérité. Non, cher pré-pubère de Campus FM qui me vois venir avec mes perversions aussi bien rangées que les archives de Claude Guéant, cet objet de plaisir, c’est un livre. Belle du seigneur, Albert Cohen. 1104 pages, le bougre, comme dirait ma copine en déroulant le latex de mes Durex King Size, on n’en voit jamais le bout ! Faut dire, jeune auditeur, qu’en 1968, quand Cohen a écrit ce livre, il n’avait ni Twitter, ni Facebook et devant un tel ennui, il avait rien d’autre à foutre qu’à écrire des pavés sur la plage.

Pendant que le monde retient son souffle en se demandant s’il n’est pas préférable de débrancher Vincent Lambert, Michael Schumacher ou Jean-Pierre Pernaut, moi, je m’inquiète de la santé du livre quand il est branché sur le web. Peur que le papier n’ait plus pied dans les eaux profondes de notre époque électronique. Vous me direz ce n’est pas la première fois que le livre est en péril pour ceux qui se rappellent d’une époque où les relents de gaz faisaient plus fureur que les romans de gare quand les œuvres de Marx, Zweig, Brecht, Freud furent les victimes calcinées de l’autodafé nazi. Henrich Heine, grand écrivain allemand du XIXe siècle a déclaré un jour dans sa voluptueuse langue : « Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man auch am Ende Mensche » ce qui se traduit par : « là où on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes. » adapté plus tard par les supporters de l’O.M dans un souci de vulgarisation et d’accessibilité sémantique par : ce soir on vous met le feu, enculé !

Certes, l’électronique dans les livres ne brûlera personne, mais faut rester vigilant.

Oooh, Je sais qu’à trop être hermétique au progrès on se déplacerait encore à cheval, on soignerait son choléra avec de l’eucalyptus pendant que femme accouche de son sixième enfant mort-né en écoutant du Georgette Plana. Oh putain ! Georgette Plana, c’est vrai, c’est quand même chouette le progrès, sauf que comme souvent on en fait n’importe quoi, je m’en suis rendu compte lors des victoires de la musique quand j’ai découvert avec un pénible regret les progrès de la chanson française par le biais de Christophe Maé, Zaz ou autre Hollyziz au détour d’une soirée perdue à zapper entre l’inutile et le néant.

Mais je m’inquiète du sort des petits éditeurs, des auteurs de l’ombre, des talents à découvrir, des librairies indépendantes et déterminantes pour la qualité et la diversité de la production éditoriale, garants, j’en suis persuadé, d’une population moins manipulable, moins apeurée, moins radicale et moins conne !!! Petit rappel utile et historique, cher acnéique de Campus Fm : En 1981 (oui, je sais que pour toi, c’est juste entre le mésolithique et le paléolithique supérieur, mais peu importe), la seule année où vraiment un peu de gauche était au pouvoir, au bon vieux temps de la retraite à 60 ans, de la cinquième semaine de congés payé, de la semaine de 39 heures, de l’abolition de la peine de mort, Jack Lang imposa le prix unique du livre pour sauver les petites librairies et ce fut une belle et décisive entreprise.

Aujourd’hui, on va acheter son livre sur un site distant ou pire le télécharger sur du peer to peer, en occultant le travail du vrai libraire, celui qui lit les livres, qui les comprend, qui les conseille et qui les aime. Va sur Amazon, achète « tous à poil » et ton libraire virtuel et algorithmique va te conseiller : « si vous avez aimé tous à poil, vous aimerez aussi : La planète des singes de Pierre Boulle et 6 mètres 16 avec ma perche en carbone, moi aussi je peux, de Rocco Siffredi » Merci monsieur Amazon.

Pour moi, le livre est une femme. C’est une rencontre, une excitation, un rituel bandant aussi vertigineux que la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, de Lucy par Copens, d’un plus-que-parfait par Franck Ribéry. D’abord il faut savoir l’aborder, l’approcher, se rendre chez son libraire comme on irait aux cafés éclatants, observer tous ces livres inconnus aux histoires infinies, multiples, comme on est étourdi devant toutes ses demoiselles aux petits airs charmants dont on ne connaît que la robe et que l’on aimerait retourner pour en découvrir la quatrième de couverture. Les dévoiler un peu plus, oser. Les vraies et belles rencontres se font là à l’air vif, pas le cul sur une chaise devant son Meetic ou Facebook où tout est organisé, trié, calculé, contrôlé, dans de relations fausses et froides loin de l’essence du charnel. Télécharger un livre ou l’acheter devant son écran, c’est le nectar de l’amour qui se boit sans calice dans un verre en plastique.

Le livre est sensuel et doit dégager à son contact des envies passionnelles que tu ne trouveras jamais sur Amazon.fr à moins d’être un gros pervers qui arrive encore à se branler sur les pages gaines et sous-tifs de la Redoute.com en prenant soin de ne pas coller les pages web de ton écran.

Puis, l’intérêt éveillé, le manche à plaisir affermi, on effeuille les pages et on cueille le cœur. On s’approche un peu, on ferme les yeux pour s’enivrer de l’odeur singulière de l’encre fraîche comme l’on s’émeut du parfum de cette femme que l’on commence à désirer ou de la fraîcheur de son sexe lorsque nos doigts y sont plus familiers leur laissant sur la pulpe cette douce écume, très utile pour tourner les pages avec plus d’aisance.

Le livre on le feuillette, on le corne, on le garde près de soi, on le protège dans son sac, on le touche sans l’ouvrir juste pour se rassurer : il est là, on est bien.
Et puis lorsqu’il faut tourner la page, la dernière, on le range dans la bibliothèque au rayon des souvenirs, bons ou mauvais mais toujours avec tendresse et respect pour tout ce qu’il vous a donné.

Un français sur 3 ne lit jamais. Ce n’est pas une question de support, mais d’envie.

Alors que tous les goûts sont dans la lecture : des BD pour ceux qui aiment les courbes et les couleurs, des polars pour ceux qui les aiment mystérieuses, des Marc Levy ou Guillaume Musso pour ceux qui les aiment faciles, vénales, à gros tirage, des nouvelles pour ceux qui les ont courtes et des essais pour ceux qui n’y arrivent jamais.

Le livre papier est tellement abordable, il existe des bibliothèques, on peut les revendre, les échanger, les faire voyager comme ils nous ont transporté. Le livre numérique, lui, entre mes mains ne me paraît qu’une triste poupée gonflable de substitution, sinistre, froide et sans frisson qui fait juste son office d’orifice pour tromper l’ennui et tremper mes nuits.

Je dis ça, et pourtant, comme tous les hommes, je suis un lâche truffé de contradictions, j’ai aussi ma liseuse. J’ai mon livre électronique, ma cigarette électronique, mes plaisirs électroniques, mais promis, au premier téton électronique, je nique tous mes électrons.

Ceci dit, je m’en vais finir ma belle du Seigneur avant que les amants fougueux de ce livre ne se donnent la mort, oups, je vous ai révélé la fin, tant pis, n’en déplaise à Coppé, j’ai fait un spoil, avec cette conviction radicale qu’un monde sans livre serait aussi désespérant qu’un monde sans femme, dans lequel ne resteraient que des kilosoctets et des méga bites. Brûlez-moi aussi si cela devait arriver !

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