Dernière chronique, dernière émission, dernière émotion.
Sans doute la prise de conscience qu’à mon age, j’ai plus de dernières fois à vivre que de premières. Je ne sais pas pour vous, mais plus j’avance, moins j’ai d’attrait pour la mort, alors que, c’est stupide et incohérent, mon existence s’applique à s’y rapprocher de plus en plus. Et, me dis-je, plus j’ai envie de moins mourir, moins j’ai envie de ne pas aimer plus. Et j’avoue n’avoir rien compris à ce raisonnement obscur et je vous pose une question : Moins envie + aimer plus, que je soustrais à la négation « ne pas », est-ce égal à « moins aimer», ou, plus logiquement, la double négation évoquée par le « ne pas » et le « moins envie », ainsi s’annulant, isole-t-elle « le aimer plus » pour au contraire exacerber cette agitation positive. Je ne sais plus. J’en sais moins. Il me faudrait un mathématicien pour résoudre les équations de mes émotions égarées, que je puisse enfin retrouver des sentiments respectables et mon identité remarquable. Une sorte d’arithméticien de la rhétorique et du cœur.
J’aurais bien fait appel à un auditeur de Campus, un futur bachelier scientifique, la tête remplie de savoir et de déduction logique. Le problème, c’est que je ne me fais plus trop d’illusions.
Loin de moi l’idée de vouloir faire le vieux con, imperméable au progrès, gardien d’une nostalgie aux relents de clou de girofle et de moisi. C’était pas forcément mieux avant, mais je repense à ma jeunesse, il y a 25 ans à peine. 25 ans, c’est rien, c’est un grain de sable sur la plage de l’humanité, une goutte de foutre dans la semence de ce monde, un million d’euro sur un meeting de l’UMP, c’est peanuts, et pourtant ma jeunesse d’il y a 25 ans ne se reconnaît plus dans celle d’aujourd’hui.
J’en parlais dans ma dernière chronique, il y a 25 ans, la jeunesse emmerdait le front national et j’y croyais encore mais CSP avait raison quand dans un de ses tweets il écrivait il y a un mois de cela « le problème avec la jeunesse qui emmerdait le front national, c’est qu’elle a 50 ans aujourd’hui ».
Même si c’est exagéré, j’ai pas encore 50, en tout cas en age, sans doute pas loin en centimètres, mais pas en age, j’ai trouvé ça très juste.
Non, une partie de la jeunesse 2014, j’espère une minorité, dans toute sa décontraction intellectuelle, n’a plus envie d’emmerder le front national. La semaine dernière, j’ai découvert à ma plus grande indignation qu’elle préférait emmerder Victor Hugo. Et les tétraèdres ABCD dont les faces ABC, ACD et ABD sont des triangles rectangles et isocèles en A.
Oui, certains jeunes, 17-18 ans tout frais, le colostrum maternel qui coule encore sur la commissure de leur glabre bite, Terminale S, nos futurs ingénieurs, énarques de droites, polytechniciens de gauche et queutards du milieu, se permettent de tweeter une pétition en demandant d’arrêter le carnage des sujets du Bac S. Les maths au Bac étaient trop durs… avec notamment un exercice super compliqué sur un étrange tétraèdre ABCD dont les faces ABC, ACD et ABD sont des triangles rectangles et isocèles en A. Ah ça, s’il fallait buter du tétraèdre dans GTA 5 ou aligner des triangles isocèles dans Candy Crush, là, ils auraient su de quoi on parle, ou si sur Facebook, il existait un jeu débile comme le tétraédreknomination, «fais-moi un tétraèdre ou fais-toi tétraplégique», là, on aurait su faire…
Si tu voulais échapper à cet impénétrable tétraèdre isocèle en A, fallait faire comme moi, ducon, fallait ne pas faire un bac scientifique. Sont pas bien malins, aussi, les jeunes. Tu veux pas du tétraèdre dans ta copie, fais coiffeur, pompier ou chroniqueur radio, ou mieux, footballeur, au moins on saura pourquoi t’es con, t’aurais même pas à argumenter.
C’est toujours la faute des autres, et c’est tellement plus facile de mépriser son voisin que de repriser ses propres carences.
«Ca c’est bien passé mon fils »«C’était trop difficile, les maths» « Oh, pauvre amour, sont pas sympa les profs. Bé t’as qu’à écrire à Tweeter » Et hop, en 2 jours, 27,000 signatures. « c’est super ça mon fils d’amour, allez, tu dois bien être fatigué maintenant, tu peux aller jouer mais par pitié, ferme-moi ce pantalon, y’a ta bite qui arrête pas de traîner par terre» « c’est pas ma bite, maman, c’est un drôle de poil dans ma main qui exalte sa puberté».
Bref, je peux pas compter sur cette poignée de branleurs pour résoudre mon problème d’équation affective.
Surtout que deux jours avant, mercredi dernier, les mêmes S, les premières, pas tous, heureusement, mais ceux sans doute qui deviendront nos futurs ingénieurs, énarques de mes couilles et suceurs de cac 40, dans l’infamie la plus intolérable, se lâchent sur Twitter en emmerdant Victor Hugo et son poème crépuscule, proposé à l’épreuve anticipée de Français :
petit florilège, amis de la poésie, occultez vos esgourdes :
Nike ta mère Victor Hugo et Nike la mère à tes de potes aussi pd
Connard de Victor Hugo, c’est un baisé dans sa tête ! Un discours entre un brin d’herbes et une tombe
Quelqu’un peux dire à Victor Hugo d’aller sfaire enculer et des dles fumer des bruns d’herbes
Jeune con qui exhibe ta haine lâchement planqué derrière ton petit Tweet de merde sous couvert de ta vie dépourvue d’amour champêtre, de rhododendrons printaniers et de trouble du cœur, laisse-moi t’apprendre deux-trois choses : 1 Il est complètement vain de lui proposer tout stage d’herbaliste-sodomite dans le Larzac, Victor Hugo, est mort. 2. Pour ses luttes actives contre la misère, l’argent roi, la peine de mort, et pour la laïcité et les droits des femmes, et même si on ne trouve aucune trace de son combat en faveur des intermittents et sur le rachat d’Alstom, Victor Hugo reste un fabuleux visionnaire, un grand homme à l’énergie stupéfiante, qui a beaucoup agi, intensément vécu et ardemment aimé… Et tout cela, avec zéro ami sur Facebook. T’es qui, toi, à côté de lui, toi l’esclave de ta propre vie engoncé dans tes 160 caractères misérables ? Les misérables, ce connard baisé dans sa tête, en a fait un livre de 2000 pages soit 513,000 mots qui sont encore lus et relus presque 200 ans plus tard. Tu sais combien ça fait de tweet ? 64 125 tweets !!!! Sans une faute, sans un participe passé en « er », sans un lol… Alors respect !
Si tu veux, pour avoir ton bac S, la prochaine fois, on te demandera de calculer la circonférence d’un Smiley et d’étudier un poème de Desnos.
Le nuage
Le nuage dit à l’indien
« Tire sur moi tes flèches,
je ne sentirai rien. »
« C’est vrai, rien ne t’ébrèche,
Répond le sauvage,
mais vois mes tatouages !
Rien de pareil sur les nuages. »
Robert Desnos
Finalement, c’est Victor Hugo lui-même qui m’a donné la clé de mon équation affective. Dans Crépuscule, dont voici un extrait :
Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
Oui, Soyons heureux pendant que nous sommes pensifs. Aimons-nous plus avant que la nuit tombe, voilà ce qu’il te dit, ce baisé dans sa tête, alors jeunesse qui éjacule précoce du tweet gratuitement, profite de ta vigueur et de ta courte vie pour aimer un peu mieux et, tu vois, je ne suis pas hermétique au progrès, enterrons la hashtag de guerre et dis-moi que tu préfères « aimer plus », en m’envoyant un simple tweet, sur mon compte créé ce matin pour l’occasion et dont voici mon adresse : @lolobisounours et je te followerai, c’est promis.